55.5 Après Le Déluge (Partie 2, Gruissan Toulouse)
Le sucer est le bonheur suprême. Lui faire plaisir, le plus exquis des plaisirs. Et sentir, en plus, ses doigts sur mes tétons, cest juste inouï ; ses doigts qui caressent, pincent légèrement, tout en variant sans cesse les mouvements, la pression, tout en moffrant dinfinies nuances dexcitation, dinnombrables frissons.
Jusquà ce quun feu dartifice dément nexplose dans ma tête : lorsque, à force de tâter et de tâtonner, le bogoss finit par trouver LE toucher et la cadence qui mapportent LE frisson absolu : position des doigts, pression, toucher, coordination, cadence, tout est parfait
Vendredi 17 août 2001, au réveil.
Oui, tout est parfait
à part le fait quun réveil en sursaut vient interrompre cette magnifique séquence à la saveur de déjà-vu. Enroulé dans mes draps, je suis en nage.
Il me faut un petit moment pour réaliser que je suis à Gruissan, et que jy suis depuis une semaine. Putain, une semaine !!! Une semaine déjà.
Une poigné de secondes et tout me revient : notre dispute, mon coup, son coup, le bruit de la chair qui morfle ; des mots et des bruits qui me hantent ; maman qui débarque ; son nez en sang, son dernier regard plein de tristesse et de tourment, juste avant son départ.
Oui, son départ. La porte qui claque derrière lui : la dernière note, dure, sèche et dissonante de notre histoire. La sensation dun gâchis sans nom qui marrache le cur.
Alors, oui, le mien est un réveil en nage ; mais, aussi, un réveil en larmes.
Jatt mon téléphone sur la table de nuit : toujours aucun message, de personne.
A chaque fois que je regarde lécran vide de mon portable, cest une nouvelle, cuisante déception ; une nouvelle confirmation du fait quil est passé à autre chose, quil ma oublié, quil ne reviendra jamais vers moi ; que sa vie est ailleurs, sans moi. A chaque fois que je regarde lécran vide, cest comme si je me faisais quitter un peu plus encore.
Oui, il sest déjà écoulé une semaine depuis ce vendredi noir, depuis cette triste date du 10 août, cette date qui me hante. Putain d« anniversaires », si rapprochés, si douloureux juste après une rupture.
Même à Gruissan, mon sommeil est irrégulier, insuffisant, je passe des longues heures nocturnes à ruminer des images, des mots, des souvenirs ; même à Gruissan, je traîne une fatigue dont je narrive pas à me débarrasser. Et la migraine me guette à chaque fin de journée.
Depuis une semaine, je suis tellement sonné que je nai même pas ressenti le besoin de me branler.
Ce matin, à lissue de ce maudit rêve, je ne suis pas plus en forme ; pourtant, malgré la tristesse et la désolation qui agissent en moi comme un poison, mon corps semble réclamer ces caresses et ces sensations quil a boudées depuis assez longtemps.
Alors, je me branle. Je me branle et je ressens instantanément lenvie violente, déchirante davoir sa queue entre mes lèvres, de sentir son gland contre ma langue, de tenir son plaisir dans ma bouche ; je me branle et je pense à ses giclées puissantes, à son goût de petit mec, si doux et si fort à la fois ; je me branle et je frémis dans mon entrejambe, dans mon ventre ; je me branle en écartant mes cuisses, en appelant ses coups de reins de toutes mes forces ; je me branle en pensant à sa petite gueule déformée par lorgasme.
Et je jouis
je jouis en pensant à son plaisir, ce plaisir que je peux plus, que je ne pourrai plus jamais lui offrir ; ce plaisir, celui de le faire jouir, que je pourrai plus jamais moffrir.
Lorsque je reviens à moi, je récupéré, étalé sur le matelas, épuisé. Je récupéré en me demandant avec qui il couche désormais, qui a la chance de le faire jouir aujourdhui
cest une nana ? Des nanas ? Un autre mec ? Qui fait-il couiner ? Est-ce quil a joui, hier soir ? Combien de fois a-t-il joui depuis vendredi dernier ? Comment prend-il son plaisir ? Est-ce quil fait des choses quil faisait avec moi ? En découvre-t-il dautres ? Est-ce quil couche toujours avec capote, ou bien il a déjà franchi le pas de sen passer ? A-t-il finalement trouvé ailleurs un plaisir plus grand que celui que jétais capable de lui offrir ? Est-ce quelle ou lui se rend compte de la chance davoir ce petit Dieu, ce bogoss absolu, cette machine à sexe, dans son lit, dans sa bouche, dans son ventre ?
Ainsi, au sentiment de vide et de désolation, sajoute limmense manque provoqué par labsence de son corps.
Jai envie de lui à en crever, et pourtant je sais que je ne laurai plus, plus jamais ; je vais devoir supporter lhorrible privation de ne plus lavoir dans ma bouche, de ne plus le sentir frissonner sous ma langue, de ne plus connaître la puissance de ses giclées, et le goût de son jus ; mes mains, ma peau, ma bouche, mon nez, vont devoir renoncer au contact avec son corps ; je ne laurai plus jamais en moi, je ne le sentirai plus jamais coulisser en moi, je ne le verrai plus jamais jouir en moi, je naurais plus jamais sa semence en moi. Cest fini. Fini.
Jai tout perdu : le mec dont jétais fou amoureux et un mâle fabuleux au lit.
Quand je pense au plaisir sexuel que jai connu pendant des mois, jai envie de pleurer et de crier ; je me dis que plus jamais je ne retrouverai quelquun capable de me faire autant vibrer, de me baiser, de me faire lamour de cette façon ; cétait trop bon avec lui, parce que cétait si libre, sans soucis.
Jai pris un risque important avec lui, un risque que je naurais jamais dû prendre : coucher avec sans capote, depuis la toute première fois, ça na pas été très prudent. Non seulement je me suis laissé faire par ses envies, je me suis laissé porter par mes propres envies, par le désir déraisonnable que ce mec minspirait ; mais je lui faisais confiance, je croyais quil en valait la peine ; je croyais que tôt ou tard il ne serait quà moi.
Je lui ai offert mon corps comme il le voulait, parce que cétait lui. Je lui ai donné tout ce quil voulait, et plus encore. Je me sens trahi, humilié. Je regrette de mêtre autant donné à lui.
Et maintenant, lidée que quelquun dautre va en profiter à ma place me rend fou de jalousie. Jai limpression quon me déchire de lintérieur ; je me sens doublement humilié, trahi, meurtri. Quand je pense quil ma baisé alors quil venait de coucher ailleurs, dans lheure
le goût de sa queue qui a déjà joui remonte à mes narines et jai envie de vomir.
Certes, cest moi qui a la galipette
à la base, il ne venait que pour récupérer sa chaînette
Mais comment il a osé me faire ça ? Coucher ailleurs
pourquoi ? Pourquoi ?
Et puisquil lavait fait, il aurait dû être plus ferme, partir malgré mon insistance, ne pas me laisser le prendre en bouche : il pouvait se douter que jallais comprendre, et que ça allait me faire horriblement mal ! Connard ! Sale connard ! Jai tellement envie, tellement besoin de le haïr.
Pourtant, je pleure en mavouant que je donnerais tout ce que je possède, et peut-être même le restant de mes jours, pour goûter une fois encore, une seule, à son corps, à sa queue, à son jus.
Pourtant, lorsque je repense aux trois mois qua duré notre relation, je me rends compte que ce qui fait le plus mal, ce que je regrette le plus, cest de ne pas avoir pu partager grand-chose dautre avec lui que des bonnes parties de sexe.
Jai toujours cru que, malgré ses résistances, ses barrières, un jour nos envies profondes, nos attirances, nos besoins daffection, de tendresse, damour, finiraient par se dévoiler lun à lautre, par se rencontrer : je me suis trompé : jai cru à un moment que je pourrais compter davantage à ses yeux que comme un simple cul à baiser : je me trompais là aussi.
Jaurais tant aimé quon ait pu apprendre à se découvrir, à se connaître. Je regrette de ne pas avoir su le mettre en confiance, de ne pas avoir eu les épaules nécessaires pour lui montrer que je pouvais être là pour lui, quil pouvait compter sur moi.
Il ny a que Thibault qui a ce pouvoir vis-à-vis de lui.
Thibault qui mavait pourtant donné des clés à ce sujet ; le bomécano mavait appris que, derrière la façade de mec bien dans ses baskets, son pote était un garçon qui doutait de lui-même et qui avait besoin dêtre rassuré.
Je regrette de ne pas avoir su utiliser ces éléments pourtant cruciaux.
À distance, facile de refaire le monde. Mais, concrètement, quest-ce que jaurais pu faire pour mapprocher davantage de son cur, ce cur qui ne veut pas se laisser approcher ?
Il aurait fallu que je sois capable de me montrer prêt à le soutenir, sans quil ait limpression dêtre faible ; car cest sans doute ce quil aurait aimé ressentir, la présence de quelquun qui laide à être en accord avec lui-même, à être lui tout simplement ; quelquun qui le rassure et qui laide à saccepter.
Jai essayé de lui faire comprendre à quel point je laime, à quel point jai besoin de lui ; jai même fini par le lui crier, en ce triste vendredi, alors quil venait de me dire quil voulait quon arrête tout ; jai aussi essayé de lui faire comprendre que je voulais être là pour lui, avec lui, et que je ne laisserais jamais tomber.
Il na jamais voulu de lamour que javais à lui offrir, et encore moins du soutien que jaurais voulu lui apporter : mes difficiles tentatives de lui faire comprendre que je tenais à lui et que je voulais partager avec lui autre chose que du sexe, nont fait que le braquer et le faire fuir.
Dailleurs, même si parfois ses attitudes ont semblé dire le contraire, il a toujours affirmé quil ny avait que du sexe entre nous.
Comment aurais-je pu le toucher davantage, alors ?
Soudainement, je repense au maillot que jai ramène de Londres. Javais fondé de grands espoirs sur ce cadeau. Javais voulu lui faire plaisir, javais imaginé mon plaisir de voir son regard silluminer lorsquil le recevrait.
Javais imaginé ce maillot comme le départ dune nouvelle complicité entre nous, en dehors du sexe ; une complicité qui aurait dû faire écho à cette nuit fantastique, lune des rares que jai passées avec lui, la nuit après le départ de ce Romain levé au On Off ; cette nuit où, troublé par ce plan et par ce mec qui avaient violemment révélé sa jalousie vis-à-vis de moi, il mavait demandé de rester dormir ; cette nuit où il sétait un peu ouvert à moi, sur le rugby, sur ce qui comptait dans sa vie, cette nuit magique où jai essayé de lui dire à quel point je tenais à lui.
Cette nuit-là, moment si rare, si unique, si précieux, une occasion en or pour lui parler : jai essayé, jai foiré ; je nai pas su le toucher, je nai pas su trouver les bons mots ; en tout cas, pas avant que son sommeil ne ferme définitivement la petite brèche qui sétait offerte à moi.
Alors, ce maillot, cétait la bonne façon de lui dire quil était bien plus pour moi quun magnifique étalon baiseur ; ce maillot aurait dû être la première chose que nous aurions « partagée » en dehors du sexe.
Lui offrir ce maillot, cétait lui offrir quelque chose qui était attaché à ce qui compte le plus dans sa vie, le rugby : je ne connaissais rien au rugby, je ne connaissais même pas Wilkinson avant dentendre ce nom dans sa bouche, entouré de mots admiratifs ; ce maillot ne représentait rien, pour moi, à part un moyen de faire plaisir au garçon que jaimais.
Et malgré tout, jen suis certain, il a été quil a été touché par ce geste : je lai vu à ce regard in et plein de passion qui a illuminé son visage pendant une fraction de seconde ; avant de se « ressaisir », et de refuser ce cadeau, comme pour refuser de créer un lien supplémentaire entre nous, au moment où justement il voulait couper tous les autres.
Mais bien sûr !!! Pourquoi je ny ai pas pensé ??? Lui donner le maillot plus tôt, pendant la semaine magique, cest ça que jaurais dû faire ! Voilà une évidence qui éclate dans mon esprit avec la violence dun douloureux regret.
Ça aurait été le moyen de créer un lien, à un moment où tout était peut-être possible
lui donner le maillot quand tout allait si bien entre nous
à ce moment-là, il laurait accepté avec joie
il aurait été heureux de le recevoir, sans réticences
il maurait remercié
jaurais été heureux de le voir heureux comme un gamin
et le lien aurait été créé
et il aurait peut-être pu peser plus tard dans la balance de ses sentiments.
A plusieurs reprises, jai eu loccasion de lui donner le maillot ; ce qui ma retenu, à chaque fois, cest sans doute la peur stupide que ce cadeau, en tant que démonstration trop tangible de lamour qui était le mien, ne l« effraye » ; jai eu peur que ce cadeau, que cet amour ne le fassent fuir, quils ne coupent la magnifique progression sur laquelle nous étions lancés.
Ce maillot, cétait quitte ou double. Il fallait juste oser prendre le risque. Je nai pas osé. Ou jai osé trop tard. Tant doccasions ratées, comme autant dactes manqués.
Javais un atout dans mon jeu, je lai gaspillé.
Sur le coup, laisser le maillot à la brasserie me paraissait une bonne idée ; maintenant, à distance, jai limpression davoir fait du , de lui avoir mis un peu plus la pression en l« obligeant » à accepter mon cadeau ; tout en rendant son patron « témoin » de tout cela.
Il est même probable que le fait de se voir remettre le paquet, « de la part de Nico », lait mis mal à laise, en rendant encore plus forte sa détermination à séloigner de moi.
Quest-ce que jai pu être idiot de mimaginer quil enverrait un message pour me remercier, ou du moins pour me dire quil avait bien eu le maillot !
Samedi 18 août 2001
Ce matin je me réveille une fois de plus avec le moral dans les chaussettes.
Jatt mon portable et je constate que lécran est toujours vide.
Je comprends son silence. Il ma oublié. Ou bien, il veut moublier. Il veut que je loublie.
Et maintenant ? Est-ce quil ny a que la solitude devant moi ? Comment reprendre goût à la vie, après le déluge qui a tout détruit sur son passage ?
Sortir, rencontrer dautres gars, réapprendre à faire confiance, tenter de deviner et de comprendre les sentiments de lautre, faite gaffe de ne pas me faire avoir une autre fois, éviter à tout prix de souffrir encore ; coucher à nouveau, devoir me protéger, devoir me préoccuper des risques, avant de découvrir le plaisir dautres corps : je narrive à envisager rien de tout ça. De toute façon, je ne sais même pas si je vais réussir à plaire. Mon corps peut-être, va plaire, pour une baise « à la Mourad ». Mais qui voudra dune relation avec moi ? Quest-ce que jai réellement à offrir à un mec ?
Et quest-ce que les mecs ont à moffrir ? Qui sont les gays ? Que recherchent-ils ? Comment fonctionnent-ils ? Est-ce quils ne pensent tous quà tirer leur coup vite fait ? Comment être sûr de bien me protéger, de ne pas choper une saloperie ?
Soudainement, je repense à Stéphane. Un mec bien. Gentil, adorable, très respectueux, et à cheval sur la protection. Ça me ferait tellement de bien quil soit là à cet instant précis. Mais pourquoi il a fallu quil parte en Suisse ? Peut-être que sil était resté sur Toulouse, à lheure quil est je connaitrai le bonheur avec lui, au lieu de connaître ce malheur, ce désespoir.
Un autre Stéphane, ça existe ?
Ce matin, je repense également au silence de Thibault. Un silence que je trouve de plus en plus étrange.
Pendant des jours, jai cru que dans son silence il y avait de la discrétion, le respect de ma souffrance, et la conviction que si javais besoin de lui, je savais où le trouver.
Mais plus le temps passe, plus je commence à me dire quil y a peut-être autre chose derrière sa distance : je me dis que le bomécano est peut-être dépité de mon comportement ; il a dû être déçu de moi lorsquil a appris que jai frappé son pote en premier. Et il a raison dêtre déçu de moi. Moi-même, je le suis.
Jai frappé en premier, je nai aucune excuse. Jai été violent, et son silence est la pire des sanctions : jai été violent et je ne mérite plus son estime, ni son amitié.
Labsence de Thibault ajoute encore de la souffrance à ma détresse. Jai mal à lidée de le perdre, lui aussi. Thibault est avant tout le meilleur pote du garçon qui me rend si malheureux ; mais cest aussi un très bon pote, peut-être même, certainement même, mon meilleur pote.
Je voudrais lui envoyer un message mais je nose pas.
Et puis, une partie de moi est convaincue que le mieux à faire, cest peut-être de couper les ponts avec le passé.
Dimanche 19 août 2001
Cest aujourdhui que Philippe débarque enfin à lappart ; il est toujours aussi charmant, dans son petit look étudiant à dévergonder, avec ses lunettes carrées plutôt classe, ses cheveux ondulés dans lesquels on a envie denfoncer les doigts et de caresser sans modération, sa barbe dune semaine bien fournie et bien taillée ; vraiment un beau gars, et super gentil en plus.
Elodie est heureuse, et ça me fait vraiment plaisir pour elle. Le revers de la médaille, cest que, du coup, elle est très accaparée par son homme, ce qui la rend automatiquement moins présente pour moi.
Nous avons passé une semaine collés serrés ; je crois que, à part les nuits, nous navons pas passé dix minutes lun hors de la vue de lautre. Et là, sans transition, je me retrouve à tenir la chandelle sous un parasol soudainement devenu trop petit.
Et même si jadore ma cousine et japprécie bien son charmant Philippe, très vite je me rends compte que « je hais les couples qui me rappellent que je suis seul ». Je pense quon est nombreux à avoir un jour ressenti cette sensation, avant que, quelques années plus tard, une chanteuse nait linspiration de la chanter à haute voix et den faire un tube, ô combien bien vu.
Oui, jadore Elodie, jadore Philippe, je suis content pour eux ; pourtant, au bout dun moment jai besoin dair.
Je pars marcher seul et je finis par marrêter à un kiosque sur la plage pour prendre une boisson fraîche ; ainsi que pour chercher du réconfort en regardant une bande de potes en train de jouer au volley.
Mater du bogoss torse nu, les muscles bandés au gré des actions de jeu, les shorts de bain ondulant sur les cuisses, moulant les fesses, glissant parfois un peu sur les hanches ; mabreuver de leur présence, de leur bonne humeur de potes en vacances qui mapaise, me réconforte, mamène loin, très loin ; tout en sirotant un soda bien frais assis à lombre dun parasol en bord de plage : ça ressemble à un aperçu de lentrée du Paradis. La vue dune meute de bogoss sur la plage devient alors une sorte doasis passagère mais ô combien bienvenue, dans le désert infini de ma détresse.
Des grosses enceintes accrochées au toit en bambou du kiosque diffusent à toute puissance lune des rengaines insipides de lété. Lorsque le supplice sonore se termine, une rythmique inédite et puissante le remplace sans transition. Le son est intéressant, la mélodie me plaît dentrée : la voix du DJ profite de lintro instrumentale pour annoncer que le King est de retour. Ça, ça sonne à mon oreille comme une bonne nouvelle. Une nouvelle chanson, une nouvelle séquence dans une carrière musicale hors pairs ; comme une préfiguration du nouveau chapitre de ma vie qui nattend quà être écrit.
Lorsque lintro se termine, cette voix si connue sort enfin des enceintes et apporte à mon oreille des mots qui me parlent, qui me touchent, qui mémeuvent :
My life
will never be the same/Ma vie
ne sera plus jamais la même
'Cause girl, you came and changed/Parce que chérie, tu es arrivée et tu as changé
The way I walk/Ma façon de marcher/The way I talk/Ma façon de parler
I cannot explain the things I feel for you/Je ne sais pas comment expliquer ce que je ressens pour toi
But girl, you know it's true/Mais chérie, tu sais que c'est la vérité
Stay with me, fulfill my dreams/Reste avec moi, réalise mes rêves
And I'll be all you'll need/Et je serai tout ce dont tu as besoin
Oui, le King est de retour ; ses mots parlent à ma détresse. Et sa voix, sa musique, tout comme les bogoss en train de jouer au volley de plage et mon soda bien frais, sont les ingrédients dun petit bonheur capable de retarder pendant un instant ma rechute dans la détresse.
Je retrouve Elodie et Philippe en toute fin daprès-midi et nous rentrons à lappart pour dîner.
Nous ressortons après, pour aller prendre un verre. On rigole bien, tous les trois ; enfin, surtout Elodie et Philippe ; moi, je me contente de faire bonne mine ; en réalité, je suis en train de rechuter. Tous les signes cliniques sont là : jai envie dêtre seul ; jai envie de ruminer ma peine.
Alors, quand aux alentours de minuit ils ont annoncé leur envie de rentrer, jai prétexté une forme pétante et une envie soudaine de me balader un peu, beaucoup, pour mieux préparer mon sommeil.
Cest ce que je vais faire, marcher ; marcher sur le port, dans le village, jusquà la plage, mimprégner de la douceur du soir, du son apaisant de la mer, du chant insouciant des cigales, de la présence de quelques bogoss ici et là.
Je marche pour tenter déchapper à mes démons. Tentative vaine, ils me collent de près. Je narrête de penser à lui, ça vire à lobsession. Ce soir, il me manque horriblement.
La nuit avance, la chaleur disparaît et une brise fraîche vient caresser ma peau ; lheure tardive est propice aux réflexions, aux angoisses.
Je repense à mon bleu qui disparaît de jour en jour : bientôt, il nen restera plus aucune trace. Tout comme il ne reste plus de traces, depuis plusieurs jours déjà, de son dernier passage en moi. Quelques jours encore, et ma chair ne gardera plus aucun souvenir de lui.
Alors, ça peut paraître idiot, mais désormais jy tiens à ce bleu : ce qui est tout bonnement paradoxal.
Jai envie de tout oublier de cette histoire, jusquà même oublier davoir été amoureux ; pourtant, je maccroche à ce bleu, jusquà souhaiter quil ne disparaisse pas : ce bleu est le dernier contact que jai eu avec lui ; jai limpression que du moment où il ne sera plus visible sur mon visage, mon dernier espoir quil vienne sen excuser naura plus raison dêtre.
Vraiment, ce soir il me manque horriblement. Les images de nos étreintes se bousculent dans ma tête
sa langue qui vient à lassaut de la mienne
ses mots « Putain, je nai jamais joui aussi
»
sa main sur ma queue
le sentir revenir en moi, puis me branler juste pour me faire jouir ; ses doigts sur mes tétons, le toucher magique ; son beau sourire pendant toute cette semaine merveilleuse ; le bonheur de le regarder dormir ; le bonheur le prendre dans mes bras ; et lui faire des bisous
Déchirante envie davoir le pouvoir de remonter le temps pour être avec lui encore, pour revenir à cette semaine magique ou tout était si beau, ou tout semblait possible ; remonter le temps pour tout changer, pour éviter les erreurs qui mont conduit là où je suis aujourdhui, loin de lui ; remonter le temps pour faire lamour avec lui, pour le voir me sourire et me taquiner comme il y a deux semaines. Remonter le temps pour trouver le moyen de le retenir.
Est-ce quil est encore sur Toulouse ou est-ce quil est déjà parti à Paris ?
Oui, ce soir il me manque horriblement. Ce soir, jai envie dentendre sa voix ; je sais que ça va me faire plus de mal que de bien, mais jen ai trop envie. Jai besoin dentendre sa voix pour tenter de comprendre sil va bien ; et pour tenter de déceler un espoir ; jai besoin dun espoir.
Heureusement, mon portable est resté à lappart ; malheureusement, ma carte bleue est avec moi ; son 06 est gravé dans ma tête ; et je connais lemplacement des cabines téléphoniques ; cabines qui ont en plus un avantage certain, celui de garantir lanonymat de lappelant.
Me voilà devant le petit clavier métallique. Jhésite longuement avant de me lancer. Je finis par taper les dix chiffres, les doigts tremblants, le cur dans ma gorge ; les voir safficher sur le petit écran me donne le tournis.
Ça sonne. Je ne sens plus mes jambes, je suis obligé de mappuyer contre la paroi vitrée. À chaque sonnerie, mon cur a des ratés. Troisième sonnerie : je me dis que finalement je préférerais tomber sur son répondeur, juste entendre sa voix enregistrée, et raccrocher juste avant le bip.
Cinquième sonnerie, mon vu semble en passe de se réaliser.
Pourtant, ça finit par décrocher.
« Oui ? ».
Et le timbre de sa voix de mec, au ton ferme, viril, un brin autoritaire, vient faire vibrer mon oreille ; et, avec elle, tant de cordes sensibles en moi.
Je ne veux pas lui parler. De toute façon, je ne peux pas, ma langue est nouée, mon cerveau paralysé.
Le secondes senchaînent, mon silence devient suspect.
« Allo ? » fait le bogoss, agacé.
Je sais que cest le moment de raccrocher, avant de me faire envoyer chier. Pourtant, je narrive pas à my résoudre ; une partie de moi voudrait parler, lui dire que cest moi, lui dire à quel point il me manque, à quel point je crève denvie dêtre avec lui. En attendant, mon silence finit par lindisposer carrément.
« Alloooooo ? » il relance, déjà emporté.
Putain, quest-ce quil me manque
tout remonte en moi
une immense, douloureuse nostalgie pour ce Paradis Perdu
je vais encore chialer
je dois me retenir
je dois mettre fin à cette « conversation »
mais je nen ai pas la force
Mais lui, si. Une seconde plus tard, jentends le clic du téléphone lointain qui vient de raccrocher, suivi par le son de la ligne coupée.
Je raccroche à mon tour, en larmes ; et je marche, je marche, je marche pour tenter de me calmer ; je marche jusquà lépuisement.
Je rentre à lappart vers 3 heures, je suis en miettes, le moral sous les semelles. Tout le monde est couché, le silence règne en maître : si les amoureux avaient envie de faire lamour, cest fait ; ils ont pu le faire sans avoir à se soucier de faire attention à ma présence dans la chambre dà côté, et moi je nai pas eu à endurer ça, je nai pas eu à détester un peu plus ce couple qui me rappelle que je suis seul.
Lundi 20 août 2001
Le lendemain, jévite de raconter lécart « téléphonique » à ma cousine ; dune part, je nen suis pas vraiment fier, car ça na fait que raviver ma blessure ; dautre part, je sais quelle me pourrirait, et à raison, et je nai franchement pas envie de me faire disputer ; de plus, elle a dautres chats à fouetter que de soccuper des comportements ridicules de son cousin : elle est très occupée à être heureuse.
Tellement occupée que je ressens de plus en plus fortement le besoin de faire équipe à part.
Je vais à la plage seul, avant quils ne soient levés ; je me balade seul, alors quils vont à la plage en amoureux.
Jai besoin dêtre seul, de ruminer seul, de pleurer seul.
Cest insupportable de penser que je ne le reverrai plus jamais. Que cest fini pour de bon. Ma migraine est revenue de plus belle. Ma vie na plus de sens. La souffrance envahit chaque cellule de mon corps, chaque instant de mes journées, chaque neurone de mon cerveau
ma vie nest plus que noirceur et détresse. Je nen peux plus : il faut que cette douleur cesse, coûte que coûte.
Dans laprès-midi, je me décide à aller visiter le château de Gruissan ; et là, sur les ruines majestueuses de lancienne bâtisse, au-delà dune fine barrière métallique bordant la falaise, mes idées se font soudainement très noires.
Une douce brise remonte et caresse ma peau : le vide a lair si tentant.
Un pas, un seul pas Nico : tu enjambes la barrière, et tu fermes les yeux ; un pas encore, un tout dernier, et toute cette souffrance qui te déchire de lintérieur et qui tétouffe va cesser tout de suite et à tout jamais.
Il ny a rien qui te retient, aucun bonheur ne te parait possible désormais
alors quil te suffit dun petit saut pour ne plus rien ressentir, pour être en paix
En réalité, oui, quelque chose me retient, non pas vis-à-vis de ma propre vie, mais vis-à-vis de celle des autres : cest la peur de faire souffrir les gens qui maiment : maman, papa, Élodie, Thibault.
Je ne veux pas faire souffrir, je ne veux pas leur infliger ça ; même pas à celui qui ma rendu si malheureux, je ne veux pas quil se sente coupable.
Je voudrais juste disparaître de cette terre dun coup de baguette magique, sans laisser de trace, disparaître de la mémoire des gens qui mont connu, comme si je navais jamais existé.
Disparaître pour ne plus souffrir. Rêve impossible.
Alors, lappel du vide est de plus en plus fort, sa promesse de plus en plus séduisante
Si je fais ce pas, je vais occasionner une très grande peine à ceux qui restent, certes ; mais, au fond, une fois que je serai parti, leur souffrance ne sera plus mon problème : la souffrance peut rendre terriblement égoïste.
Mais est-ce que tu vas avoir les couilles de faire ça, Nico ?
Soudainement, un souvenir remonte à mon esprit, un souvenir qui revient du fin fond de mon enfance. Javais genre 9-10 ans, lorsque jai vu une scène à la télé qui ma marqué comme peu dautres. Je nai jamais repensé à cette scène depuis, mais elle refait surface dans ma mémoire aujourdhui, devant la falaise du château de Gruissan.
Les détails sont flous, il me semble que cétait un film danimation réalisé dans un style naïf et épuré, en noir et blanc.
Dans la séquence, on voit un bonhomme à lair complètement désespéré (sans que lon connaisse les raisons de sa détresse) monter au dernier étage dun building. Lorsquil arrive au sommet, le bonhomme regarde vers le bas et, après un instant dhésitation, il se jette dans le vide.
Limmeuble est haut, et sa chute dure longtemps ; dautant plus que, pas la magie de lanimation, sa vitesse de chute naugmente pas de façon exponentielle, mais elle reste constante ; et, surtout, bien en déca des exigences de la gravité terrestre.
Alors, pendant sa chute « aménagée », le bonhomme voit défiler, fenêtre après fenêtre, étage après étage, des vies qui lui sont inconnues : à travers une fenêtre, il voit une belle femme quil a soudainement le regret de ne plus pouvoir connaître ; derrière une autre fenêtre, il voit des gens qui font la fête, et qui lui paraissent très sympathiques ; derrière une troisième, il voit un couple qui sembrasse et qui a lair heureux. Etage après étage, le bonhomme se surprend à envier les vies de toutes ces gens.
Cest ainsi que, dabord déterminé dans son geste, à fur et à mesure que le sol approche, le bonhomme se sent de plus en plus assaillir par le doute et le regret.
Le sol approche inexorablement et en cet instant ultime, le bonhomme na plus du tout envie de mourir.
Ainsi, sa dernière pensée avant de se fracasser au sol, cest le regret de quitter cette vie qui lui semble à nouveau belle, le regret davoir commis un geste quil considère finalement stupide.
Au final, le bonhomme termine sa vie en se trouvant stupide.
Dun geste brusque, je fais un pas en arrière.
Non, je ne dois pas céder aux sirènes de la falaise ; il faut des couilles, oui, pour se laisser tomber dans le vide ; mais il faut des couilles dix fois plus fortes pour tenir bon et continuer à avancer.
La falaise, cest égoïste, la falaise cest stupide. La falaise, cest me priver de ce cadeau quest la vie.
Alors, si je fais un pas en arrière, ce nest pas pour ne pas faire de la peine aux gens qui maiment ou parce que je nai pas les couilles ; si je fais un pas en arrière, cest avant tout et par-dessus tout pour moi, pour moi, pour moi. Je mérite de vivre.
Et puis, peut-être quau fond de moi je sais déjà quun jour jaurai envie de raconter cette histoire : si je pars, personne ne saura jamais ce que jai vécu avec mon horrible beau ténébreux. « Live to tell ».
If I ran away, I'd never have the strength/Si je fuis, c'est que je n'aurais jamais eu la force
To go very far/D'avancer vraiment
How would they hear the beating of my heart/Comment entendraient-ils le battement de mon cur
(
) How will they hear/Comment entendront-ils
When will they learn/Quand apprendront-ils
How will they know/Comment sauront ils
Je viens tout juste de faire un pas en arrière, alors que jentends le son de notification dun sms.
La surprise qui mattend est immense et elle mémeut aux larmes.
Voilà un premier cadeau de la vie que je naurais pas pu recevoir si, une minute plus tôt, javais cédé à lappel de la falaise.
« Hello, comment ça va le toulousain ? ».
Le bon message au bon moment. Ça, cest du Stéphane tout craché.
Nous échangeons quelques messages, et il finit par mappeler.
Le son de sa voix me fait du bien. Je me souviens de sa gentillesse, de sa maturité, de sa bienveillance, de sa sagesse ; je me souviens de lamour avec lui, de sa douceur, de sa tendresse. Jai tellement envie de le revoir.
« Comment va Gabin ? ».
Stéphane veut avoir de mes nouvelles. En quelques mots, je lui raconte les deux derniers mois de ma relation, depuis son départ, jusquau clash du 10 août, ce triste vendredi noir.
« Ça va aller, Nico ? ».
« Cest dur
».
« Je pourrais te dire que je sais combien tu souffres, mais je mentirais
chaque souffrance, comme chaque amour, est unique
».
« Je ne veux plus être amoureux de lui
».
« Ça ne se commande pas ça
tu ne peux pas décider de ne plus aimer, même quelquun qui ta blessé
Mais crois-moi, même si aujourdhui cela te semble impossible, un jour tu oublieras ta rage et ta tristesse, et la vie te semblera à nouveau belle et pleine de promesses
Tu dois regarder loin, au but que tu dois viser, celui dêtre à nouveau heureux
chaque jour, fixe-toi des petites étapes, et veille à les atteindre
ce sont ces petits pas qui vont taider à avancer, sans te décourager devant lénormité du chemin encore à parcourir pour atteindre ton objectif
Aujourdhui, tu as peut-être envie de ne rien ressentir
de ne plus jamais rien ressentir
mais te forcer à ne rien ressentir, pour ne plus souffrir... quel gâchis !
Si tu oublies la souffrance, tu oublieras aussi la joie que tu as éprouvée auparavant
et si tu oublies cette joie, ton cur sasséchera et tu nauras rien à offrir aux rencontres que lavenir toffrira
Lorsquon accepte de vivre sa vie, il faut laccepter toute entière, et ne pas en retenir que ce qui est beau ou agréable. Ce qui est difficile, triste et dur fait aussi partie de la vie, les joies comme les peines : les unes sont indissociables des autres, elles sont même parfois les conséquences lune de lautre. On ne peut pas espérer lamour sans avoir peur de souffrir et, surtout, sans accepter de souffrir. La vie est un tout, et il faut faire avec
».
Jai pleuré au téléphone, jai pleuré après avoir raccroché ; mais pour la première fois, ce ne sont pas que des larmes de souffrance, mais des larmes provoquées par le soulagement dentrevoir enfin une petite lueur despoir au fond du tunnel sans fin de ma détresse.
Je suis tellement bouleversé par les mots de Stéphane que la nuit suivante je narrive pas à trouver le sommeil.
Il est trois heures du mat, je viens enfin de me coucher, lorsque mon téléphone émet un petit son de réception de message ; réflexe pavlovien, et mon cur est à nouveau prêt à casser ma poitrine : au fond de moi, jespère toujours que ce sera un message de lui ; une fois de plus, ce nest pas le cas.
« Hey, tu bronzes, le veinard ? Mate pas trop les mâles sur la plage ! ».
Cest un message de Julien, ladorable jeune loup blond.
Jeudi 23 août 2001, la veille du départ.
Cest décidé, demain nous allons quitter Gruissan et rentrer à Toulouse.
Ça va faire deux semaines que nous sommes partis : deux semaines depuis notre dispute, deux semaines que je ne lai pas vu. Deux semaines que jattends un sms qui nest jamais venu. Il ma déjà oublié. Il est passé à autre chose : une nouvelle copine, une nouvelle vie. Je me demande sil est toujours sur Toulouse ou sil est déjà à Paris.
Quoi quil en soit, il ny a plus de place pour moi dans sa nouvelle vie.
Alors, cest peut-être que cest lui qui a raison finalement : peut-être quil fallait tout casser, faire table rase du passé et repartir chacun vers son avenir propre. Oui, peut-être que finalement cest mieux ainsi.
Deux semaines, rien que deux semaines ; pourtant, jai limpression que ça fait un siècle que jai quitté Toulouse, comme si javais été carrément sur une autre planète. Lidée de rentrer au bercail me parait bizarre. Et angoissante.
Je réalise que je viens sans doute daffronter la quinzaine la plus dure, la plus difficile, la plus éprouvante de ma vie : cest aussi loccasion de constater que, malgré tout, je suis toujours vivant ; mon bleu a pratiquement disparu de mon visage, ma migraine me laisse enfin du répit ; et mes larmes, aussi.
Je suis conscient que si jai pu passer ce cap sans faire des conneries, cest parce que jai eu la chance dêtre très bien entouré : la chance davoir une maman adorable, une cousine fantastique, des potes formidables comme Stéphane ou Julien
ou encore Thibault, si jamais jarrive à le « retrouver ».
La chance dêtre si bien écouté, compris, accepté, entouré, aimé.
La présence de toutes ces personnes bienveillantes autour de moi me rend plus fort. Grâce à elles, je ne suis pas seul.
Cest important, les amis : ce sont les seuls qui peuvent nous soutenir lorsque tout seffondre autour de nous. Cest important dêtre bien entouré. Sans mes amis, je ne sais pas où jen serai aujourdhui.
Elodie a été vraiment géniale : grâce à sa présence bienveillante, je e suis senti pris en charge, accompagné, soutenu, secoué ; et même si, sur la fin, la présence de Philippe a un peu changé la donne, je ne peux pas me plaindre.
Le fait de mêtre retrouvé un peu plus seul, dans un deuxième temps, ça a été un mal pour un bien ; finalement, javais peut-être besoin dêtre seul, pour me retrouver, pour entamer un travail de deuil qui ne peut être fait que par moi-même.
Je repense à ce moment de faiblesse devant la falaise et je me trouve vraiment idiot.
Combien de jeunes gays de 18 ans, découvrant leur sexualité, ont cette « chance » ? Combien de jeunes mettent fin à leurs jours, non pas parce quils se sont faits largués, mais parce quils sont harcelés, battus agressés dans la rue, rejetés, exclus par leur famille, au point que leur vie nest en effet plus supportable, parce quils ne peuvent compter sur personne ?
Mettre fin à ses jours ce nest pas la bonne solution, même si ça peut le sembler dans un moment de désarroi : rien ne vaut ce geste, même pas face au chagrin le plus insupportable ; quant aux cons qui semploient à rendre insupportable la vie dautrui, jamais, jamais, jamais, ô grand jamais, ils ne doivent gagner.
La fin dun amour cest un gâchis épouvantable ; mais il nest pas plus grand gâchis que celui de ne pas découvrir ce que lavenir nous réserve.
Malgré tout, je redoute le retour sur Toulouse et tout ce que cela implique en termes de choc émotionnel : je sais que je ne suis pas encore complètement guéri, loin de là ; je redoute les souvenirs qui vont venir à moi à linstant où je vais retrouver les lieux familiers, cette ville, ses rues, cette maison, la chambre qui ont servi de décor à ce premier amour fini.
Une seule chose est capable de rendre lidée de ce retour moins insupportable : cest la perspective de retrouver ma maman, cette maman que jadore et qui est désormais au courant.
Pendant le séjour à Gruissan, je lai eue régulièrement au téléphone : mais nous navons jamais reparlé de ce qui sest passé ce jour-là. En, fait, je nai pas vraiment envie den reparler avec elle, jai surtout besoin de sentir sa présence, cet amour, cette bienveillance qui chauffe et soigne mes blessures.
Quand jy pense, jai encore du mal à me dire que maman est désormais au courant. Cest une bonne chose quelle le soit, je ne regrette pas une seule seconde ; ce que je regrette, cest le fait que mon coming out ne se soit pas du tout passé comme je lavais imaginé ; quelle ait pu entendre les échos de notre dispute, quelle ait été confrontée à limage , des coups, de la violence ; je regrette les circonstances dans lesquelles elle a eu la confirmation de mon attirance pour les garçons.
Sur le moment, jai été triste pour elle, jai été inquiet quelle sinquiète pour moi. Mais ma maman a des ressources incroyables, et elle très bien su gérer : cest grâce à ses mots et ses gestes adorables et pleins damour quelle a su balayer mes inquiétudes, porter les tout premiers soins durgence à mon cur blessé.
Oui, cest une bonne chose que maman soit au courant.
Pourtant, et cest quand même bizarre, je me sens presque nostalgique de ma vie davant, quand personne ne savait encore, ou du moins quand je pouvais penser que personne ne savait ; une vie qui me rendait malheureux, certes, mais qui recelait un « jardin secret » qui faisait partie de ma spécificité.
Je me suis construit dans la dissimulation, dans la peur que les parents, les amis ou les connaissances, apprennent qui jétais vraiment ; mon secret, et la crainte quil soit découvert, sont devenus au fil du temps presque des raisons dêtre.
Etre gay nest pas ce qui me définit uniquement en tant que personne, mais ça en fait partie.
Vendredi 24 août 2001
Comme prévu cest ce vendredi en début daprès-midi que nous quittons Gruissan et nous reprenons la route vers Toulouse.
Depuis deux semaines, après le déluge, jai pleuré jusquà en perdre toute énergie ; jai pleuré pour me délester de ma souffrance, jai pleuré pour oublier ; je repense à mon bleu sur le visage dont il ne reste presque plus rien : la distance et le temps mont fait du bien.
Jai eu la chance de commencer ma vie sentimentale, et aussi de connaître mon premier grand chagrin damour, à une époque où la distance physique autorisait une véritable absence de lautre, cette dernière étant un préalable nécessaire au deuil affectif.
Cétait une époque où Facebook et Instagram nexistaient pas ; et puisquils nexistaient pas, ils ne pouvaient pas se transformer, dans le cas dune rupture, en funestes témoins de mondes perdus ; en vitrines, indécentes et impudiques, de nouvelles vies dont nous ne faisons plus partie ; en couteaux remuant sans cesse dans une plaie affective béante qui aura dautant plus de mal à guérir ; en machines à alimenter la jalousie, à maintenir la souffrance, à annuler la distance mentale, rendant encore plus insupportable la distance physique et affective de lautre ; en instruments interdisant au passé de devenir le passé, nous privant tout bonnement du salutaire et indispensable droit à oublier.
Alors, loin de lui, loin de tout, jai essayé de loublier. Je réalise soudainement que ça fait pile deux semaines aujourdhui ; deux semaines depuis ce vendredi noir, depuis cette triste date du 10 août. Je me rends compte que, depuis deux semaines, je nai jamais prononcé son prénom. Elodie non plus, dailleurs.
Le seul écart commis, cest ce maudit coup de fil que je nai pas pu mempêcher de passer un soir de détresse aigue. Si seulement je pouvais oublier aussi les 10 chiffres de son portable. Hélas, jai trop la mémoire des chiffres. Mais je suis bien déterminé à ne plus jamais men servir. Et, avec un peu de chance, quand il sera à Paris, il en changera.
Au bout de ces deux semaines loin de tout, jai limpression de retrouver un semblant de sérénité et déquilibre ; enfin, de la résignation du moins.
La cité de Carcassonne fait son apparition sur notre gauche, embrasée par la couleur vive du soleil de laprès-midi.
Nous ne sommes plus quà 100 bornes de Toulouse.
Il me manque horriblement
est-il encore sur Toulouse ou est-il déjà parti à Paris ?
Un constat déchirant et un questionnement tout aussi angoissant : voilà ce qui tourne en boucle dans ma tête au réveil de la première nuit passée dans ma chambre.
Sentir en moi le besoin irrépressible daller le voir, coûte qui coûte : à Toulouse, ou à Paris
Voir soudainement, violemment prendre forme en moi lespoir désespéré de pouvoir rattr ce qui sest passé, lespoir daller le voir et de trouver enfin le passage secret qui donne accès à son cur, les mots qui sauront le toucher ; me dire que, peut-être, depuis deux semaines il a eu le temps et loccasion de réfléchir, la distance aidant, de se rendre compte du gâchis quon est en train de commettre ; me dire que, peut-être il mattend
Mais non, il ne mattend pas ; non, je ne peux pas aller à sa rencontre.
Il est en revanche une autre rencontre que je dois provoquer au plus vite : celle avec mon pote Thibault.
Car, plus jy pense, plus je me dis que ce silence ne lui ressemble vraiment pas.
Dabord, parce que Thibault est un véritable ami, qui ma toujours soutenu : sil avait des choses à me reprocher, il ne se contenterait pas de me faire la gueule, mais il chercherait à savoir ce qui sest vraiment passé.
Car Thibault nest pas un mouton, ce nest pas parce quil est fidèle en amitié, quil approuve toujours les comportements de son pote ; je ne pense pas quil laurait cru aveuglement si ce dernier avait essayé de madosser toute la faute de notre bagarre.
Non, ce silence, ce nest vraiment pas son genre. Alors, de plus en plus, je me demande si vraiment le bomécano est au courant de ce qui sest passé.
Demain je vais le voir, cest décidé. Sil y a malaise, je tenterai de le dissiper ; et sil y a autre chose derrière son silence, je serai fixé.
Nous venons de passer la sortie de Villefranche de Lauragais, la dernière avant le périf ; dans une demi-heure, je serai à la maison.
En passant le péage, langoisse menvahit.
Philippe, à la place du passager, roupille paisiblement. Jai envie de dire à Elodie de sarrêter, de me laisser un peu de temps pour me préparer à ce retour.
Mon regard croise le sien dans le rétroviseur. Linquiétude doit se lire en lettres de feu sur mon visage.
« Ca va aller, mon cousin ? ».
« Oui, ça va aller
».
Sauf que non, ça ne va pas aller du tout.
Le périph défile trop vite ; de la même façon, trop vite, je retrouve les allées, les façades, le profil familier de la ville rose, la maison.
Malgré le grand sourire et les mots adorables avec lesquels maman vient maccueillir, la vitesse à laquelle tout senchaîne mest insupportable.
Elodie vient de partir, je monte dans ma chambre ; je massois sur le lit et dun seul coup, un coup extrêmement violent, tout remonte en moi : les souvenirs, tant de souvenirs.
Je croyais avoir épuisé la source de mes larmes : je me trompais. Je croyais aussi être guéri de mon chagrin : je suis seul dans ma chambre et jai envie de crever.
Samedi 25 août 2001
Le t-shirt noir dépassant du zip largement ouvert de son bleu de travail couvert de cambouis, la tête sous le capot dune jolie voiture de sport, Thibault a lair très appliqué à sa tache. Cest émouvant de voir ce ptit mec soigner toujours autant son travail.
Lheure est bien choisie : il est 17 heures et je sais quil ne va pas tarder à débaucher.
Jattends que le bomécano capte ma présence pour lui adresser un petit coucou. Un petit coucou quil me retourne, certes ; pourtant, ce beau sourire chaleureux et bienveillant auquel il ma habitué, nest pas de la partie.
Thibault referme le capot de la voiture, raccroche les outils au tableau, se nettoie les mains dans un essuietout déjà sale. Un instant plus tard, il approche de la grande porte du garage, en marchant droit dans ma direction.
Je traverse la route pour aller à sa rencontre.
Le bomécano a les mains et les avant-bras noirs, il a même des traces sur le visage : mais même couvert de cambouis de la tête aux pieds, il est beau, vraiment beau.
Pourtant, ses beaux yeux noisette tendant au vert ont lair si tristes, si inquiets aujourdhui.
« Salut Nico » fait-il, sans tenter la bise.
« Salut Thibault
».
« Tu vas bien ? ».
« Oui
oui
et toi
? ».
« Ça peut aller
» fait-il ; avant denchaîner, sur un ton empressé, impatient et inquiet : « dis-moi, Nico
tu as des nouvelles de Jéjé ? ».
Je sens les larmes monter en entendant le diminutif amical de ce prénom que je nai pas entendu depuis deux semaines ; alors que je suis abasourdi de lentendre dégainer exactement la même question que jai moi-même envie de lui poser.
« Non
ça fait deux semaines que je ne lai pas vu
mais il nest pas chez toi ? » je minquiète à mon tour.
« Ça fait plus dune semaine que je ne lai pas vu
».
« Et tu nas aucune nouvelle depuis
une semaine ??? » jangoisse.
« Tu mattends deux minutes, Nico ? Je vais me laver et on va prendre un truc ensemble
».
Lépisode complet sur jerem-nico.com
Jérém&Nico, premier livre à paraître en juillet 2018.
Format papier, au prix de 30 euros
Format pdf + epub (format liseuses), au prix de 15 euros
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